Les Caves de Saint-Georges

Roman. 148 pages, téléchargeable gratuitement ici.

      « Dix rues, trois places. Une église, une douzaine de commerces. Une architecture simple et saine, de petits immeubles bourgeois sans prétention mais convenablement entretenus. Trois cents habitants et au milieu : moi.

     J’ai toujours été nulle quand il s’agit de me décrire. Je ne m’attends pas à faire mieux aujourd’hui. En y réfléchissant, c’est assez étrange pour une hédoniste telle que moi, de ne pas être plus nombriliste que ça. On pourrait croire que quelqu’un qui se donne autant de mal pour se faire du bien serait très conscient de soi-même. Mais en réalité, bien que je passe des heures à bichonner mon petit corps chéri, que j’y enfourne quantité de choses pour son plaisir, que je l’enduise de litres d’onguents pour l’apaiser, l’hydrater, l’embellir… Que je soigne ma toilette, que je me maquille, que je m’apprête, que je me parfume… Et bien malgré tout cela, en dépit de ces heures passées devant ma psyché, je suis incapable de me présenter convenablement. Sans doute parce que je m’adonne à ces rites plus pour assurer mon confort corporel que pour améliorer mon apparence. Apaiser mon enveloppe pour qu’elle se laisse oublier.

      Non, ça ne va pas aller. Je commence déjà à vous mentir, alors que je voudrais instaurer entre nous un climat d’absolue confiance. Ou alors, c’est à moi-même que je mens ? Toujours est-il que je suis bien plus narcissique que je ne veux l’admettre. Mais le sachant, je sais aussi que tout portrait que je dresserais de moi vous semblerait exagérément flatteur. Et je ne voudrais pas que ma crédibilité en soit remise en question. Toutefois, si je veux que vous appréciiez à sa juste valeur le récit qui suit et où je joue l’un des premiers rôles, il va pourtant falloir en passer par là. Du moins, vous fournir le strict nécessaire pour permettre à votre imagination de se représenter mon évolution dans toutes ces péripéties.

      Je suis une femme, pour commencer, mais je pense l’avoir déjà laissé entendre. Plutôt petite ; une femme de poche, comme disait l’un de mes amants. Aux rondeurs marquées, mais douces à l’œil, avec une bouche à faire plaisir aux hommes et un cul où leurs yeux trouvent leurs aises. Les cheveux courts, bruns avec d’artificiels reflets auburn et des boucles de chérubin. Prénom ? Margot. Sonne comme un Bordeaux ou un appel au carnage. Un caractère de cochon, de cochonne aussi, peu d’inhibitions. Et une attirance farouche pour la marginalité, tant chez moi que chez les autres.

      Si je ne souhaite guère m’attarder sur mon apparence, je peux par contre vous entretenir bien plus longuement de ces dix rues, trois places, église, douzaine de commerces, etc., que j’ai évoqués plus haut. En somme, mon quartier : Saint-Georges. Délimité par la rue du Vieux‑Four à l’est, la rue Buffon à l’ouest, la place du Progrès au nord et les limites de la ville au sud, à la fois mon lieu de villégiature et seul endroit où je me sente vivre. Lui, je pourrais en parler des heures durant. Dans les grandes villes comme la nôtre, tout le monde a coutume de dire que son quartier est un village. Et quand on s’y rend, on se demande généralement depuis quand ces gens n’ont pas vu de village. Mais je ne vous mens pas en disant que Saint-Georges est un village. Une véritable communauté rurale qui perdure malgré son absorption par la métropole voisine, avec sa simplicité, son bon sens et ses vilenies. Nulle part ailleurs dans le monstre de béton vous ne trouverez ces petites ruelles en escalier, ces façades couvertes de lierre, ces platanes solitaires sous lesquels médisent les vieux, et tout cela à deux stations de métro du premier fast‑food. Officiellement, ce n’est rien. Ni un district, ni un arrondissement : seulement une église, dix rues et trois places. Mais dans le cœur et l’esprit de ses habitants, c’est une enceinte fortifiée, dans laquelle ils vivent à l’abri de ce qui peut se passer à l’extérieur. Au cœur de ce bastion, nous trouvons l’église Saint-Georges, un monument relativement insignifiant datant de la fin du XVIIIème, dont l’architecture maladroite nous épargne la visite des touristes, mais qui a tout de même l’avantage significatif d’être plutôt bien chauffée. Au moins le fidèle ne déserte-t-il pas l’office en hiver.

      L’église dresse ses flèches peu majestueuses sur la place de l’église Saint-Georges (sans grande surprise), que tout le monde ici appelle simplement « place de l’église ». On y trouve également l’école primaire. La maternelle se situe quant à elle dans la rue des Esprits. Les enfants qui y sont scolarisés viennent en grande majorité des quartiers environnants. La moyenne d’âge est élevée à Saint-Georges, et la moyenne d’enfants par ménage fait rougir les Statistiques Nationales. Les rues sont peuplées principalement de maisons de ville. Les quelques immeubles ne font jamais plus de trois étages. Le commerce est florissant. Nous comptons dans notre communauté un boucher, un boulanger, un crémier, un fleuriste, deux cafés, un cordonnier, un libraire, un marchand de quatre saisons, et quelques autres corps de métier. Un marché le samedi matin sur la place du Progrès. Il ne viendrait pas à l’esprit des habitants de quitter le Sanctuaire pour aller au ravitaillement. On s’attend presque à voir un tracteur traverser la place de l’église. On a même un maire, Bernard Boursault. Officieux, bien sûr. Le vrai en prendrait sans doute ombrage. Mais dans notre esprit villageois, le vrai est trop éloigné de nous. Nous voulons un chef de tribu, à qui l’on claque la bise quand il vient s’en jeter un au zinc, pas un politicien encravaté qui règne sur tout un arrondissement auquel nous ne nous sentons de toute façon pas appartenir. Notre maire est un des nôtres, on le consulte, on l’écoute, on le respecte. On tente d’acheter ses faveurs, on l’invite pour la poule au pot, on se découvre devant lui. C’est un brave homme, il n’en abuse pas. Il va voir le maire, le vrai, et relaie et soutient les demandes qui lui sont faites. L’autre l’écoute en souriant de son sourire de politicien. Il le prend pour un syndicaliste à la retraite. Il prend en compte ses remarques, se disant qu’il s’assure sans doute quelques centaines de voix à bon prix, en cédant de temps en temps à quelques revendications par ailleurs peu gourmandes.

      Et moi je vis ici, au cœur de ce quartier tranquille, pas sans histoires, non, parce que plus petite est la communauté, plus nombreuses sont les histoires. Plus petites aussi, certes, mais plus vives et beaucoup plus rapides à se répandre. On me trouve généralement en train de boire des vins doux à la terrasse du Café du Progrès quand le temps le permet, ou dans le fond de la salle, à attendre que mon thé refroidisse, en hiver. Je me balade dans les rues, je les admire, les hume, je m’en imprègne et ne m’en lasse pas. Je parle avec les gens. Je suis une des leurs. J’ai le temps, je suis pour ainsi dire oisive. J’ai tôt remarqué que le travail était néfaste à ma sérénité et, partant, à la beauté insouciante qui se dégage de mes traits délicats d’écolière cochonne. J’ai donc éliminé toute source de stress professionnel de l’équation et ai trouvé d’autres moyens de gagner de l’argent. Je vous entends penser, mais ce n’est pas du tout ça. Je vous expliquerai un peu plus tard. »